Au revoir là-haut, Albert Dupontel, 2017

Au_revoir_la_hautMagnifique, bouleversant, féroce… Voilà quelques-uns des adjectifs, convenus, certes, qui me sont venus à la vision de « Au revoir là-haut », d’Albert Dupontel. Avec un budget excessivement réduit (à peine 5 millions d’euros, une paille en termes cinématographiques), il a signé une œuvre « d’époque », esthétiquement soignée jusqu’au moindre détail, sans l’odeur de naphtaline inhérente au genre. La réalisation est fluide, l’immersion totale, les personnages denses, humains, touchants ou salauds. Avec son regard noir habité, Dupontel lui-même campe Albert Maillard, brave soldat rescapé de l’enfer des tranchées (puissamment évoquées à l’écran dans des séquences cauchemardesques). Maillard, redevable à vie, s’est mis en tête de soutenir coûte que coûte Édouard Péricourt, dessinateur et créateur de génie, renégat d’une riche famille parisienne, qui a été atrocement blessé au visage en voulant lui porter secours…
Le film aborde bien évidemment l’horreur de la guerre, le traumatisme des « gueules cassées », mais évoque aussi les rapaces divers pour lesquels les milliers de cadavres des « morts pour la France » n’ont été qu’une manne financière providentielle… Le tout avec suffisamment d’intelligence, de sarcasme et de créativité pour éviter l’effet « film d’histoire » propre au cinéma français. A propos de création, les masques qu’arbore le personnage de Péricourt sont de véritables merveilles, et justifient presque à eux seuls la vision du film pour leur expressivité et leur beauté étrange, bourrés de clin d’œils artistiques (un masque en forme d’urinoir de Duchamp, il fallait oser, mais on retrouve aussi Cocteau, Modigliani…)
Vous l’aurez compris, il y avait bien longtemps que je n’avais pas vu un film qui justifie autant sa place de cinéma, qui parle intelligemment au spectateur, à travers une fiction adulte, puissante, et émotionnellement très forte (j’ai eu beaucoup de mal à me remettre de la fin).

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Lectures : Sam Peckinpah #2

30 ans après la disparition de Sam Peckinpah, si contesté et décrié de son vivant, une reconnaissance quelque peu tardive voit son travail salué par de nombreuses rétrospectives. Le festival international du film de Locarno, la cinémathèque Suisse et la Cinémathèque de Paris ont ainsi programmé sa filmographie complète, séries télévisées comprises. Un livre, édité avec l’appui de ces festivals, et publié simultanément en trois langues (français, anglais et italien) vient de sortir à cette occasion.

Sobrement intitulé Sam Peckinpah, doté d’une photo orangée très « années 70 » du réalisateur en pleine action, l’objet se révèle cependant assez décevant. Par son épaisseur, tout d’abord. La pagination est assez faible (193 pages), la lecture, rapide. De quoi largement faire hésiter le lecteur potentiel, surtout lorsque l’achat s’élève à 25 euros. Mais passons outre le nombre de pages pour nous intéresser au contenu. Et c’est là, il faut bien l’avouer, que le bât blesse.

Ouvrage collectif, Sam Peckinpah est un recueil, assez mal ordonné, d’articles divers, compilés sans ordre logique ni chronologique. Pour preuve, le dernier « chapitre », consacré aux œuvres télévisées (de jeunesse, donc), du réalisateur… Autre bonne raison de grincer des dents, plusieurs éléments de l’ouvrage ont déjà fait l’objet d’une publication antérieure. Les entretiens avec Kris Kristofferson (acteur et chanteur), et Gordon T. Dawson (costumier, homme à tout faire, et souffre-douleur préféré du cinéaste), bien que passionnants, proviennent en effet du numéro 25 de la revue So Film, de même que les « récits de tournages », intitulés alléchants, mais dont la brièveté laisse le lecteur sur sa faim.

L’iconographie de l’ouvrage, très abondante, n’est pas utilisée à bon escient. Les photos d’exploitation des films n’apportent rien aux textes qu’elles sont censées illustrer, car ne correspondant pas aux scènes décrites dans le texte, lorsqu’elle ne sont pas carrément hors-sujet ou excessivement nombreuses, jusqu’à faire office de remplissage. La palme revient cependant à la page 108, où La Horde sauvage est illustrée avec une photo ne lui appartenant pas ! Étonnamment, le film le plus connu du réalisateur est seulement évoqué au gré des chapitres, toutes les autres œuvres étant analysées à travers le prisme de « l’avant » ou « l’après » Horde sauvage.

Le livre séduit néanmoins grâce à un entretien avec Sam Peckinpah lui-même, ironique et mordant, terriblement lucide, infernal, et attachant. Les analyses des films, un peu courtes, sont assez intéressantes. Reste l’impression tenace de tenir en main un assemblage réalisé trop vite, auquel manque même, et c’est le comble, quelques repères biographiques et une conclusion digne de ce nom.

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Un peu longues ces vacances !

– Ben alors Angel ? On est le 7 septembre, et toujours pas de nouvel article sur le blog ?? Et tes lecteurs, alors ??

– Oui, pas le temps, trop de boulot… Mais bientôt du neuf, promis !

– Y’a intérêt ! Bon, en attendant, fais attention avec la dynamite…

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Les Toiles Sauvages en vacances

– Hé, les gars, de source sûre, la responsable de ce blog a pris des vacances pour quelques jours, on va pouvoir attaquer la banque tranquillement…
– Chais pas pourquoi, Pike, j’le sens pas trop…

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Les Indésirables (« Pocket Money ») Stuart Rosenberg, 1972

A l’époque contemporaine, Jim Kane (Paul Newman), un cow-boy assez naïf, accepte de se rendre au Mexique pour le compte de Bill Garrett (Strother Martin), afin d’acheter des bovins de rodéo. Leonard (Lee Marvin), ami de Jim, tente de l’initier aux us et coutumes du pays.

Un Mexique assez sordide et corrompu, un cow-boy de rodéo façon Junior Bonner, voilà qui pourrait évoquer Peckinpah. Hélas, ce film d’une lenteur extrême, réalisé d’après un scénario de Terrence Malick (ceci expliquant peut-être cela), se perd en cours de route. En effet l’histoire, languissante, souffre d’un manque terrible de péripéties, et se retrouve étirée artificiellement sur plus d’une centaine de minutes. Le spectateur courageux arrivé au bout de cette épreuve se retrouve de plus frustré, le film se terminant en queue de poisson, la confrontation finale attendue ne se produisant pas !

Les acteurs sont particulièrement atones, voire même, méconnaissables. Le duo Paul Newman/Lee Marvin fonctionne, bien sûr, mais leurs personnages sont tellement creux et caricaturaux, qu’il est presque impossible aux acteurs de leur donner corps. Strother Martin est sous-employé, n’apparaissant qu’en début et en fin de film. Typique de la période du « Nouvel Hollywood », Les Indésirables se veut réaliste et tente visiblement de désacraliser les icônes qui incarnent les rôles principaux. Mais, en les enfermant dans des rôles où les acteurs ne peuvent pas exister, l’œuvre ne réussit qu’à être ennuyeuse et vaine.

Sachant que, de plus, l’image, savamment réglée, de manière artistique, à la limite du flou, est désagréable à regarder, le film semble vraiment réservé aux admirateurs inconditionnels de Lee Marvin et de Paul Newman…

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Monte Walsh (« Monte Walsh ») William A. Fraker, 1970

Monte Walsh (Lee Marvin), Cal Brennan (Jim Davis) et Chet Rollins (Jack Palance).

Monte Walsh (Lee Marvin), Cal Brennan (Jim Davis) et Chet Rollins (Jack Palance).

Monte Walsh (Lee Marvin) est un cow-boy dans la force de l’âge, qui vend ses services au gré de ses errances, en compagnie de son vieil ami Chet Rollins (Jack Palance). Cependant, les temps changent. La prairie se couvre de barbelés, les hommes se sédentarisent. Il n’y a plus de place pour les cow-boys dans ce nouveau monde…

William A. Fraker libre ici une sorte d’anti-western. Les amateurs d’action en seront pour leur frais. En fait, Monte Walsh est simplement la retranscription réaliste d’un pan de la vie de ces hommes de l’ouest, qui, du jour au lendemain, se retrouvent sans travail, dans un monde qu’ils ne reconnaissent plus, régit par de nouvelles règles qui bouleversent leur quotidien. Le film prend d’ailleurs son temps, s’attardant sur le mode de vie de ces cow-boys, filmés de manière presque ethnographique : les grandes tablées rigolardes aux blagues puériles, le travail à la fois usant et excitant (dressage des chevaux sauvages, rassemblement des troupeaux), les bagarres viriles en guise de détente… Mais certains de ces hommes cachent aussi sous une carapace un peu brute d’autres aspirations : Chet, conscient de la fin d’une époque, décide ainsi de se marier et de se reconvertir dans l’épicerie.

Shorty Austin (Mitch Ryan)

Shorty Austin (Mitch Ryan)

Monte Walsh suit ainsi le destin de trois hommes condamnés : Monte Walsh lui-même, réfractaire au changement, et bien décidé à vivre jusqu’au bout sa vie d’homme libre, quitte à perdre tout avenir ; Chet Rollins, le raisonnable, rattrapé par un destin implacable ; et Shorty Austin (Mitch Ryan). Ce dernier personnage, complexe, à la fois touchant et haïssable, symbolise le mieux la chute de ces hommes, en sombrant dans la criminalité par désespoir et appât du gain facile. Cependant, si le drame est inévitable, le réalisateur l’évacue très vite, expédiant quelque peu le duel final : la vie reprend son cours, avec un Monte Walsh solitaire, dialoguant avec son cheval comme il le faisait avec Chet…

Martine Bernard (Jeanne Moreau) et Monte Walsh (Lee Marvin)

Martine Bernard (Jeanne Moreau) et Monte Walsh (Lee Marvin)

Jeanne Moreau, dans le rôle d’une prostituée française, est émouvante, femme sacrifiée par l’attente vaine d’un homme viscéralement incapable de changer son mode de vie. Lee Marvin, tout en sobriété, est très crédible en cow-boy usé et forgé par son travail. Si Jack Palance est très bien aussi dans le rôle du bon copain,  il est passablement éclipsé par Mitch Ryan, au regard habité par la passion de son métier, puis par la hargne. On remarquera aussi une brève apparition de Bo Hopkins, en jeune cow-boy licencié sans autre forme de procès…

William A. Fraker signe un très bon film, aux personnages attachants, que l’on prend le temps de découvrir, d’apprécier et de pleurer. Tout juste pourra-t-on reprocher une musique de John Barry excessivement grandiose et épique…

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La Horde sauvage de Sam Peckinpah #9 : anecdotes de tournage

Peckinpah à la Hacienda Ciénaga Del Carmen.

Peckinpah à la Hacienda Ciénaga Del Carmen.

Le tournage débuta le 25 mars 1968 au Mexique, dans les lieux suivants : Coahuila, Durango, El Pomeral, El Rincon del Montero, Torreón et Parras de la Fuente, où s’étaient déroulées de véritables batailles lors de la Révolution mexicaine. La ville d’« Agua Verde » fut filmée à la Hacienda Ciénaga Del Carmen, une hacienda en ruines dotée d’un aqueduc du XVIIIe siècle. Le lieu a depuis été rénové pour devenir une attraction touristique. 70 jours étaient prévus par la production pour tourner les 541 scènes décrites dans le scénario. Mais les producteurs étaient optimistes…

L’équipe de tournage logeait à Parras. Tous les jours, acteurs comme techniciens devaient faire un trajet inconfortable de 45 minutes, sur un chemin sableux en plein désert, pour rejoindre le lieu de tournage. Là, il n’y avait ni électricité ni eau courante, et régnait une chaleur infernale. Pour rendre l’endroit encore plus minéral, Peckinpah avait fait arracher la végétation, et filmait à travers des filtres dans les tons ocres.

Le tournage commença par la scène où les bandits retrouvent le vieux Sykes et se rendent compte que leur butin n’est constitué que de rondelles de fer. Les acteurs ne connaissaient pas leur texte, et, d’après William Holden, Peckinpah menaça de tous les renvoyer s’ils ne l’apprenaient pas dans les 20 minutes. Tous les acteurs, jeunes ou vieux, confirmés ou non, se mirent immédiatement au travail !

Ben Johnson, Warren Oates et les prostituées.

Ben Johnson, Warren Oates et les prostituées.

Pendant le tournage, Sam Peckinpah ne dérogea pas à sa réputation de réalisateur difficile en renvoyant 22 techniciens. Il provoqua la Warner en engageant de véritables prostituées mexicaines, payées avec l’argent de la production, pour la scène orgiaque où l’on peut voir les frères Gorch batifoler, ivres, dans une cuve à vin. Or, Peckinpah avait réellement saoulé Warren Oates et Ben Johnson avant de tourner cette séquence. Par la suite, Ben Johnson évoqua assez souvent, non sans une certaine gêne, ses déboires conjugaux à son retour au bercail !

Des accrochages eurent lieu entre les acteurs. D’après Alfonso Arau, William Holden et Ernest Borgnine se disputèrent avec Jaime Sánchez qui, sur le plateau, s’amusait de manière enfantine avec son pistolet. Les deux hommes, alcoolisés, le provoquèrent et voulaient le forcer à se servir d’une arme réellement chargée. Les véritables soldats mexicains engagés comme figurants par Peckinpah, prenant, entre latinos, la défense du jeune portoricain, menacèrent alors de faire feu sur les deux « gringos ». Les soldats, eux, étaient en effet réellement armés, ce qui calma aussitôt les esprits alcoolisés !

Robert Ryan et Ernest Borgnine menacèrent tour à tour de casser la figure à Sam Peckinpah lui-même : le premier parce que Peckinpah, lui certifiant que sa présence était indispensable, lui avait interdit de se déplacer et le fit patienter dix jours, maquillé et en costume, sans le faire figurer dans le moindre plan ; le second, parce qu’il ne supportait plus que sa voiture s’enlise dans la poussière du lieu de tournage. À William Holden qui admirait que Borgnine ait obtenu gain de cause, en l’occurrence deux arroseuses, celui-ci lui rétorqua : « j’ai juste dit la formule magique. »

Sam Peckinpah et William Holden.

Sam Peckinpah et William Holden.

Les acteurs principaux avaient sept costumes identiques, qui ont tous été détruits lors de la réalisation du film. Le réalisateur se retrouva à court de cartouches et de faux sang dès le premier jour de tournage, et vira donc aussi le gestionnaire du stock.

Le budget de départ prévoyait 63 figurants et 23 chevaux. Au total, 230 acteurs et figurants en costume, 56 chevaux et 239 armes ont été employés, et 90 000 cartouches à blanc ont été tirées pendant la bataille finale, plus que pendant toute la Révolution mexicaine d’après la Warner. Cette séquence nécessita 12 jours de travail à elle seule, faisant passer la durée du tournage à 81 jours. Comme Peckinpah ne disposait pas d’un nombre suffisant de figurants, les uniformes des « tués » étaient rapiécés au fur et à mesure, et les acteurs retournaient « mourir » plusieurs fois devant la caméra. Les cascadeurs américains déguisés en soldats mexicains effectuaient les cascades les plus dangereuses. En revanche, toutes les « troupes » impliquées dans la fusillade finale au siège de Mapache étaient les fameux soldats mexicains, mentionnés plus haut, qui, d’après Ernest Borgnine, commencèrent la scène en tirant effectivement à balles réelles, car personne ne leur avait dit de tirer à blanc !

Warren Oates avant l'accident de train.

Warren Oates avant l’accident de train.

La scène du train fut tournée en une seule journée. Peckinpah insista pour que William Holden conduise lui-même la locomotive. Holden, n’ayant jamais conduit de train de sa vie, ne freina pas à temps et heurta le wagon, garé plus loin, sur lequel était posé le matériel de tournage et les générateurs d’électricité. Par miracle, rien n’explosa, personne ne fut blessé, et Warren Oates, assis à l’avant de la locomotive pour les besoins d’une scène, en fut quitte pour une belle frayeur…

La dernière scène à être tournée, après 81 jours de travail, fut l’explosion du pont, sur la rivière Nazas (qui dans le film représente le Rio Bravo). Le pont truqué comportait une trappe basculante destinée à précipiter les cavaliers dans une rivière profonde de 6 mètres, au courant violent. La destruction de l’édifice a été filmée en une seule prise, le 30 juin 1968 à 13 h 55. Le technicien chargé des explosifs était un débutant, Peckinpah ayant, à son habitude, renvoyé l’artificier chevronné. Une des six caméras fut perdue dans l’eau lors de l’explosion. La séquence n’employait ni maquettes ni miniatures. Les cascadeurs, rembourrés, portaient seulement des casques sous leurs chapeaux de cow-boy, pour les protéger des ruades des chevaux qui nageaient frénétiquement vers la rive. Un des cascadeurs remercia Peckinpah pour la conception de la cascade la plus grandiose à laquelle il n’avait jamais pris part ; un autre, Bill Hart, assommé par le choc, le maudit et quitta le plateau. Selon Bill Hart, un des chevaux se noya. La production et Peckinpah assurèrent, eux, n’avoir subi aucune perte pendant le tournage, ni humaine ni animale, ce qui, rétrospectivement, semble un véritable miracle !

Cet article, revu et corrigé, est tiré de celui que j’ai publié sur Wikipedia.

Références :

  • Alfonso Arau, interview dans The Village Voice, 1995
  • François Causse, Sam Peckinpah, la violence du crépuscule, Dreamland,‎ 2001
  • Collectif, Feux croisés – Le cinéma américain vu par ses auteurs (1946-1997), Actes Sud Beaux Arts / Institut Lumière,‎ 1997
  • Documentaire L’Ouest selon Sam Peckinpah : l’héritage d’un hors-la-loi à Hollywood  (témoignage de Ben Johnson)
  • Paul Seydor, The Wild Bunch: An Album in Montage (32 min 23 s), 1996
  • David Weddle, If they move…Kill’em ! The Life and Times of Sam Peckinpah, Grove Press,‎ 1994
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Le Temps des gitans (« Дом за вешање, Dom za vešanje ») Emir Kusturica, 1989

Pehran (Davor Dujmović) et son dindon.

Pehran (Davor Dujmović) et son dindon.

En Yougoslavie, dans un campement, le jeune rom Pehran (Davor Dujmović), élevé par sa grand-mère (Ljubica Adzovic), est amoureux d’Azra (Sinolicka Trpkova), la fille de la voisine. Mais ses demandes en mariage successives se soldent par des échecs cuisants, la voisine le trouvant trop pauvre pour lui accorder la main de sa fille. La grand-mère de Pehran s’occupe aussi de la jeune sœur de celui-ci, Danira, qui souffre d’une malformation aux jambes. Un rom fortuné, Ahmed (Bora Todorović), vient un jour au campement faire soigner son fils par la grand-mère. Pour la remercier, il lui propose ensuite de faire soigner Danira dans un hôpital…

Une scène surréaliste qui explique le titre original : "la maison pendue".

Une scène surréaliste qui explique le titre original : « la maison pendue ».

Troisième long métrage du réalisateur yougoslave Emir Kusturica, Le Temps des gitans a l’allure d’un conte, qui démarre comme une comédie, avant de révéler sa nature dramatique. Deux animaux occupent ainsi une place importante. La relation de Pehran avec son dindon, extrêmement drôle, est un des sommets du film. Tout aussi important, quoique moins présent à l’écran, un chaton est la preuve vivante de la bonté de Pehran, qui le sauve de la noyade. Du conte, l’histoire possède aussi des éléments fantastiques, qui viennent s’intégrer poétiquement au récit traité, lui, de manière réaliste : objets dirigés par télékinésie, lévitation et apparitions fantomatiques sont le quotidien des personnages. Emir Kusturica utilise ces phénomènes pour appuyer la cruauté de son récit. Ainsi, un jeu a priori innocent, un couvert déplacés par la seule force de la pensée pour amuser ou épater la galerie, devient ensuite une arme mortelle. De même, la lévitation d’une femme enceinte n’est qu’une étape vers la mort, en une véritable montée vers les cieux. La magie imprègne ainsi le quotidien des gitans. Emir Kusturica s’attarde aussi sur les cérémonies qui marquent les différentes étapes de la vie, jusqu’à la mort : prières et rites païens (par exemple, les pièces de monnaies sur les yeux d’un défunt, qui rappellent le péage à Charon de la traversée du Styx) s’entremêlent, entre superstition et mysticisme.

Azra (Sinolicka Trpkova) et Pehran (Davor Dujmović)

Azra (Sinolicka Trpkova) et Pehran (Davor Dujmović)

Par ailleurs, un réalisme brutal vient contrebalancer cet aspect onirique : la traite des enfants (souvent handicapés) et des jeunes filles vendues comme esclaves sexuelles, la perte de l’innocence d’un jeune garçon doux et rêveur, la mort et l’abandon rythment le film, qui conserve malgré tout un espoir joyeux malgré l’acharnement de la fatalité, entre rires et larmes. Il est impossible d’oublier la prestation de Davor Dujmović, alors amateur, dont le visage est capable d’exprimer aussi bien une terrible candeur, proche de la folie douce, qu’une dureté implacable. La tentative de suicide de Pehran au début du film prend rétrospectivement un goût amer, le jeune acteur s’étant donné la mort en 1999*. Enfin, le film s’achève par une boucle, l’histoire se terminant à l’endroit même où elle a commencé.

Cinéaste passionné, entre autres, par le cinéma américain, Emir Kusturica intègre dans ses propres histoires des références aux films qui l’ont marqué. La trame principale de Le Temps des gitans, et la plongée dans le crime de Pehran, peuvent donc évoquer, de manière lointaine, Le Parrain, et plus particulièrement l’ascension de Michael Corleone. Dans une scène qui n’échappera pas aux lecteurs de ce blog, des personnages regardent un western à la télévision. Si l’image n’est pas visible, la bande-son, bien audible, signale qu’il s’agit de La Horde sauvage, reconnaissable malgré un doublage yougoslave !

Film tragique et optimiste, onirique et réaliste, amer et joyeux, Le Temps des gitans est un film d’une grande puissance émotionnelle, dont les images, soutenues par la superbe musique de Goran Bregovic (en particulier, le thème Ederlezi), restent en mémoire.


* Sa sœur lui a dédié un site internet, lui associant pour toujours le personnage de Perhan : http://www.perhan.com/

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Un Shérif à New York (« Coogan’s Bluff ») Don Siegel, 1968.

Walt Coogan (Clint Eastwood), aux prises avec James Ringerman (Don Stroud).

Walt Coogan (Clint Eastwood), aux prises avec James Ringerman (Don Stroud).

Un shérif de l’Arizona, Walt Coogan (Clint Eastwood), aux méthodes expéditives, est envoyé à New York pour récupérer James Ringerman (Don Stroud) un détenu. Suite à l’évasion de ce dernier, en partie par sa faute, Coogan se lance à sa poursuite, contre l’avis du lieutenant McElroy (Lee J. Cobb), qui n’aime pas ses méthodes.

Un Shérif à New York est un film d’action assez daté, qui comporte, comme beaucoup de films de l’époque, une scène de poursuite, ici à moto. Si les décors extérieurs, en particulier le Musée du Cloître, sur les bords de l’Hudson, sont très beaux, les décors intérieurs, eux, sont assez pauvres, et donnent au film un cachet de série B. La musique, signée Lalo Shifrin, est moins marquante que celle qu’il réalisera pour Inspecteur Harry. A noter que dans une scène orgiaque assez délirante, apparaissent (effet des drogues hallucinogènes ?) des images tirées de Tarantula, film d’horreur dans lequel jouait déjà Clint Eastwood.

Linny Raven (Tisha Sterling)

Linny Raven (Tisha Sterling)

Le shérif Walt Coogan est clairement un descendant de « L’homme sans nom » popularisé par Sergio Leone. Clint Eastwood, laconique, adopte les mêmes rictus, et ses frusques semblent presque sorties d’un western, ce qui est l’objet d’un gag récurrent. Les femmes, bien évidemment, ne résistent pas à son charme, parfois de manière ambiguë. Ainsi Tisha Sterling retient l’attention, dans le rôle de l’amante de Ringerman, hippie imprévisible et excitée par la violence. Mais Coogan, héros presque immortel, se sort sans encombre de n’importe quel traquenard, et mène à bien la mission qu’il s’est imposé.

Walt Coogan (Clint Eastwood) et James Ringerman (Don Stroud).

Walt Coogan (Clint Eastwood) et James Ringerman (Don Stroud).

Sa ténacité justifie la vision du film, qui apparait avec le recul comme une transition entre les westerns, qui ont rendu Clint Eastwood célèbre, et l’inspecteur Harry (du même Don Siegel), véritable « western urbain », où un homme seul s’élève contre tous pour rendre justice, de manière expéditive. Ici, la ville est présentée comme un territoire hostile. Les bandits, qui tendent des embuscades, remplacent les hors-la-loi d’antan. Seul un « cow-boy » peut s’élever contre eux. Cette mode des « vigilante movies », où un système judiciaire déficient est pointé du doigt, a ensuite été usée jusqu’à la corde, en témoignent les suites de l’Inspecteur Harry (avec Clint Eastwood) et d’Un justicier dans la ville (avec Charles Bronson), de moins en moins convaincantes et vidées de leur sens critique.

Un Shérif à New York, bien que présentant un intérêt assez limité, est à voir par curiosité, comme la première des cinq collaborations entre Clint Eastwood et Don Siegel, et comme reflet des interrogations sécuritaires sans nuances des États-Unis en pleine vague hippie.

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La Porte du paradis (« Heaven’s Gate ») Michael Cimino, 1980

Ella Watson (Isabelle Huppert) et James Averill (Kris Kristofferson)

Ella Watson (Isabelle Huppert) et James Averill (Kris Kristofferson)

En 1870, dans le comté de Johnson aux États-Unis, les éleveurs de bétail, regroupés en une puissante association, déclarent une guerre sans merci aux immigrants des pays de l’Est, miséreux, qui tentent de venir s’installer sur des terres acquises avec des titres sans valeur. Ulcérés par les vols commis par une frange de cette population mourant de faim, les éleveurs engagent des mercenaires qu’ils chargent de tuer 125 hommes, recensés sur une liste noire, soit quasiment tous les hommes du comté. Seul James Averill (Kris Kristofferson) richissime shérif lettré, amoureux d’Ella, une prostituée immigrée (Isabelle Huppert), s’élève contre ce massacre.

Nathan D. Champion (Christopher Walken)

Nathan D. Champion (Christopher Walken)

Librement inspiré de la vie de James Averill, ici romancée au point de nier la vérité historique du personnage (qui n’avait rien d’un shérif, et a été pendu avec sa bien-aimée avant la fameuse révolte), La Porte du paradis retrace néanmoins fidèlement une page honteuse de l’histoire des États-Unis. Si le style et l’époque choisie en font bien évidemment un western, on peut néanmoins penser qu’il s’agit d’un « anti-western », tout comme Voyage au bout de l’enfer était un « anti-film de guerre ». Car, dans un cas comme dans l’autre, il n’est pas question de glorifier ni les actes, ni les hommes. Les éleveurs sont des brutes sadiques bien habillées, les malheureux immigrants sont faibles et incapable de se battre sans l’aide d’un chef et Ella, vénale, pense d’abord à l’argent plutôt qu’au danger qu’elle court. Le seul personnage qui présente réellement une progression est Nathan D. Champion (Christopher Walken, aussi marquant que dans Voyage au bout de l’enfer). Champion, tueur froid à la solde des éleveurs, s’affranchit et dévoile son humanité au contact d’Ella, avant de se sacrifier.

James Averill (Kris Kristofferson)

James Averill (Kris Kristofferson)

Il est difficile de comprendre les motivations de James Averill, qui ne sont guère expliquées. Pourquoi cet homme fin et lettré a-t-il trouvé refuge dans le Wyoming en tant que shérif ? Était-ce pour fuir une vie déjà toute tracée, annoncée par le grand bal d’Harvard, qui termine la longue séquence d’introduction ? Celle-ci montre Averill fraîchement diplômé, en compagnie de son ami William (Billy) C. Irvine (John Hurt). Celui-ci se lance dans un discours assez ironique, d’où il ressort qu’ils ne pourront jamais rien changer, et qu’ils veilleront « au respect des traditions ». Et effectivement, Billy, bien que révulsé par les actes des éleveurs, sombre dans la boisson, et joue le rôle de témoin impuissant. James Averill est nettement plus complexe. Assez taiseux (Ella lui reproche de taire ses sentiments, et dit ne pas le comprendre), l’homme semble déterminé à faire respecter la loi. Il dit d’ailleurs avoir convoyé une femme vers une prison d’État, où elle sera sûrement jugée et pendue. Cependant, il prend au fil du temps fait et cause pour les immigrés. Est-ce par amour pour Ella ? Ou une manière comme une autre de fuir sa classe sociale, à laquelle il semble malgré tout condamné, comme le montre la conclusion ?

Une photographie somptueuse.

Une photographie somptueuse.

Film-fleuve d’une durée de 216 minutes, La Porte du paradis (du nom de la patinoire, lieu central de l’histoire), s’est révélé être la damnation de Michael Cimino, accusé d’avoir entrainé la faillite de l’United Artist. Les raisons de l’échec cuisant du film, malgré un remontage plus serré proposé à sa sortie, seraient plutôt politiques. La Porte du paradis remet en effet clairement en question les errements d’une nation qui s’est construite dans un bain de sang parfois fratricide (même si les indiens sont aussi brièvement évoqués, le sort des immigrants étant comparable). Ici, les bals soigneusement chorégraphiés (qui rappellent, bien sûr, la scène du mariage dans Voyage au bout de l’enfer) s’opposent à l’anarchie, et la cavalerie vient au secours des meurtriers…

Le film, sublimé par une photographie somptueuse, prend le temps de suivre ses personnages dans leur quotidien, sans privilégier l’action. Celle-ci, paradoxalement, bien que filmée avec une violence toute Peckinpienne, n’est pas mise en avant. Le spectateur est plutôt fasciné par un luxe de détails inouïs et foisonnants : centaines de figurants, ville entière reconstituée… Michael Cimino a voulu graver dans la pellicule le chef-d’œuvre de sa vie. Enfin réhabilité dans sa version d’origine depuis 2012, le film est désormais reconnu comme il le mérite.

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